Mardi de la CLEF #29 : Les femmes des Outre-mer
21 novembre 2023La CLEF recrute son ou sa prochain·e service civique !
30 novembre 2023Revue de presse féministe & internationale du 17 au 24 novembre
ESPAGNE
Un nouveau gouvernement à majorité féminine.
Lundi 20 novembre, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez a annoncé la composition de son nouveau gouvernement. Avec 4 vices-présidentes et 12 ministres femmes sur 22, c’est l’un des gouvernements les plus féminins au monde.
Pedro Sánchez, le Premier ministre sortant, a été réinvesti la semaine dernière après quatre mois de négociations suite aux élections législatives du mois de juin, où son parti était arrivé en deuxième position. Sans majorité évidente, son investiture a été soutenue par 179 député·es sur 350, et opposée par 171 député·es des partis de centre droite Partido Popular et d’extrême droite Vox. Quatre jours après sa nomination, Pedro Sánchez a annoncé la composition de son nouveau gouvernement. La plupart des ministres des grands ministères ont conservé leurs postes. Deux grands changements cependant sont à noter : l’arrivée au pouvoir de la coalition de gauche radicale, Sumar, qui obtient cinq portefeuilles, dont les ministères de l’Éducation et de la Santé. Sumar remplace ainsi le parti d’extrême gauche Podemos, dont les ministres ont tous quitté le gouvernement.
Ce nouveau gouvernement est marqué par une forte présence de femmes. Comme l’a annoncé le Premier ministre, « Le nouveau gouvernement aura un accent féministe marqué, avec quatre femmes vice-présidentes et plus de femmes ministres que d’hommes ministres ». En effet, les quatre vice-présidentes sont toutes des femmes : Nadia Calviño, Yolanda Díaz, Teresa Ribera et María Jesús Montero. Parmi les ministères régaliens, deux sur cinq sont dirigés par des femmes. La ministre de l’Économie et vice-présidente sortante Nadia Calviño conserve ainsi son poste, au moins jusqu’à décembre, date à laquelle elle pourrait être élue à la tête de la Banque européenne d’investissement (BEI). De même, la ministre de la Défense depuis 2018, Margarita Robles, garde son portefeuille.
Un changement remarqué a été celui du ministère de l’Égalité. En effet, l’ancienne ministre de l’Égalité, Irene Montero, a été écartée du gouvernement après quatre ans, comme les autres membres du parti Podemos. Son ministère avait fait adopter de nombreuses lois et politiques, notamment en matière de droits sexuels et reproductifs, de violences contre les femmes et de droits des personnes LGBT. Pourtant, il était surtout connu pour les controverses et attaques, internes comme externes, envers Irene Montero. La célèbre loi du « Solo sí es sí » (Seul oui est oui) avait été à l’origine d’un grand débat public et d’une véritable crise de l’exécutif. Irene Montero sera remplacée par la juriste Ana Redondo. Ce lundi, le ministère de l’Égalité a publié un long document intitulé « Algo habremos hecho » (Nous aurons fait quelque chose), qui compile toutes les activités menées par le ministère durant la dernière législature.
Si ce gouvernement majoritairement féminin est encore un phénomène nouveau à l’échelle mondiale, il ne l’est pas en Espagne. Le dernier gouvernement de Pedro Sánchez, nommé en juin 2018, avait déjà battu le record du nombre de femmes ministres : au total, presque 65% des ministres étaient des femmes. Un record de parité depuis le retour de la démocratie dans le pays en 1978.
Le gouvernement de Pedro Sánchez souhaite également ancrer le principe de parité dans la loi. Ainsi, le 7 mars dernier, il avait présenté un projet de loi sur l’égalité de représentation et la présence équilibrée des femmes et des hommes dans les organes de décision. Il vise à imposer un minimum de 40 % de femmes dans les postes de direction dans les secteurs privé et public, y compris au sein de l’exécutif. Le texte prévoit également d’imposer une parité effective dans les listes de candidats aux élections locales et nationales, avec une alternance pour éviter que les femmes ne soient en fin de liste. Le projet de loi a été approuvé par le Conseil des ministres en mai, qui a ajouté plusieurs autres institutions qui seraient concernées par ces mesures, à l’instar de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Le projet a été transmis au Congrès, qui n’a pas encore débattu à ce sujet, à cause du contexte tendu des élections de cet été.
ABC News, « Women make up over half of 22 ministers in new Cabinet of Spanish prime minister, 20 novembre 2023.
El País, « Todos los ministros del nuevo Gobierno de Pedro Sánchez, 20 novembre 2023.
FRANCE
Des débats à l’occasion du 20 novembre.
Ce lundi 20 novembre, à l’occasion de la journée internationale des droits des enfants, Elisabeth Borne a présenté le nouveau plan du gouvernement pour la lutte contre les violences faites aux enfants. Ce plan s’étendra pour la période 2023-2027 et comprendra 22 volets de réformes à mettre en place. Dans le même temps, la CIIVISE a publié son rapport sur les violences faites aux enfants et a formulé des recommandations pour une meilleure prise en charge de ces derniers.
Selon la CIIVISE, 5,4 millions d’adultes déclarent avoir subi des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans. Dans 81% des cas, ces violences sexuelles sur enfant sont commises par un membre de la famille et dans 81% des cas, la personne est majeure. Le plus souvent, les agresseurs sont les pères (27%), les frères (19%), les oncles (13%), les amis des parents (8%) ou les voisins de la famille (5%). Pourtant, seules 3% des plaintes pour viol sur mineur donnent lieu à une condamnation. Afin de proposer une meilleure prise en charge juridique de ces violences, le gouvernement français avait lancé la formation, en octobre 2022, de l’OFMIN, l’Office Mineurs, composé de trente enquêteurs de la police judiciaire. Le rapport 2023 de la CIIVISE souligne que cet office n’est pas suffisamment effectif et pour cause, il ne s’attaque pas au cœur du problème : la parole de l’enfant. En effet, comme le soutient Edouard Durand, « un enfant ne révèle des violences que s’il a la certitude que la personne à qui il le dit est en capacité de se représenter ce qu’il est en train de dire ». Or, seuls 8% des enfants qui déclarent avoir été victimes de violence reçoivent du soutien de la part de l’adulte confident. Face à cela, la CIIVISE exhorte le gouvernement à renforcer les moyens de l’OFMIN et ce, notamment en ce qui concerne la cyberpédocriminalité ainsi que de meilleures formations pour les enquêteurs de terrain. Dans la foulée, est mis en place le troisième comité interministériel à l’enfance (CIE), réunissant onze membres du gouvernement, à l’hôtel Matignon.
Alors, afin de mieux gérer les 160 000 enfants victimes de violences sexuelles par an, la première ministre française, aux côtés de la secrétaire d’Etat chargée de l’enfance, du ministre de l’intérieur et des Outres-mers et du directeur général de la police nationale, a inauguré l’Office Mineur. Lors du CIE, Borne a soutenu une augmentation du nombre d’enquêteurs de l’OFMIN, passant de 37 à 85 sous les deux prochaines années. Elle souhaite également créer des plateformes et des numéros d’écoute ainsi que dix postes de délégués départementaux spécialisés sur la question des violences sur mineurs. Elle souhaite également poursuivre le dispositif « scolarité protégée », lancé par Attal incluant la nomination de référents et une systématisation d’entretiens pédagogiques à 15 et à 17 ans pour les enfants qui en auraient besoin. Finalement, l’un des grands points de ce CIE est l’aide des jeunes sortant de l’ASE lorsqu’ils ont 18 ans. En effet, 30% des personnes en situation de précarité en France étaient des enfants de l’ASE et ce chiffre ne risque pas de baisser au vu de la crise économique dans laquelle se trouve le pays ainsi que le chiffre d’enfants pris en charge par l’ASE en 2023 : 370 000. A peine majeurs, ils ne peuvent plus rester dans les familles d’accueil ou dans leur foyer et sont donc livrés à eux-mêmes pour subvenir à leurs besoins. C’est pourquoi la première ministre souhaite mettre en place un budget pour un nouveau « pack autonomie jeune majeur » pour les sortants de l’ASE à 18 ans. Ce pack contiendrait notamment 1500 euros directement perçus par le jeune adulte à sa majorité. Pour la fêter, la ministre a proposé une cérémonie de majorité organisée dans les départements. Cette idée est critiquable dans la mesure où elle célèbrerait le moment où des jeunes sont renvoyés de leurs foyers. En outre, selon une explication de Laurence Rossignol, ces 1500 euros remplaceraient la pécule que les enfants de l’ASE touchent déjà et qui, pour un enfant qui est présent depuis 10 ans dans les foyer, monterait à 4500 euros.
Face à ces annonces, les avis semblent mitigés. Certaines associations reprochent à ce conseil un manque de nouveauté dans les mesures prises face à un système ne fonctionnant visiblement pas. Le Collectif Enfantiste dit à ce sujet que « les enfants ont besoin d’un plan d’urgence, pas d’un plan de communication ». Les mesures prononcées semblent alors n’être que des belles paroles face à une peur constante de la dissolution de la CIIVISE ou du moins une demande de changement de président dans la mesure où le juge Edouard Durand est considéré comme trop véhément face au gouvernement. Ce, notamment avec la mesure phare du Comité : l’imprescriptibilité des violences commises sur mineurs qui n’a pas été retenue par le gouvernement.
Retrouvez le rapport final de la CIIVISE : cliquez ici.
Le Monde, « Violences envers les enfants : Elisabeth Borne présente le nouveau plan du gouvernement », 20 novembre 2023
HuffPost, « Inceste : Borne très attendue après le rapport de la Ciivise sur les violences sexuelles faites aux enfants », 19 novembre 2023.
Libération,« Ce que contient le plan contre les violences aux enfants, jugé insuffisant par les associations », 20 novembre 2023.
ALLEMAGNE
Vers un changement de paradigme concernant la réglementation de la prostitution ?
Ce mois-ci, deux interventions au Bundestag allemand ont été remarquées : celle du groupe d’opposition CDU/CSU et celle du chancelier Olaf Scholz, qui se sont prononcés en faveur d’un modèle abolitionniste. Plus de 20 ans après la légalisation de la prostitution en Allemagne, ces événements reflètent le début d’un changement de paradigme, dans le pays et en Europe.
Le 7 novembre, le groupe parlementaire d’opposition CDU/CSU a adopté un document, intitulé « Mettre fin aux conditions inhumaines de la prostitution – pénaliser l’achat de services sexuels », préconisant l’adoption du modèle abolitionniste. Ce changement de position est révélateur de l’échec du modèle dit réglementariste, en place en Allemagne depuis 2002, qui n’a pas su remplir ses objectifs. Le groupe d’opposition de centre-droite reconnaît en effet l’incompabilité de la prostitution avec l’égalité femmes-hommes : « Il est incompatible d’exiger l’égalité tout en acceptant les femmes comme une marchandise à vendre ». Face à ce constat d’échec, le CDU et le CSU recommande la mise en place d’un modèle en trois axes afin de mieux lutter contre la traite des êtres humains et la prostitution. Le premier axe vise la prévention par l’éducation, ainsi que l’offre de services d’aide et de sortie pour les personnes prostituées. Le deuxième axe la décriminalisation des personnes prostituées, la criminalisation de l’achat d’actes sexuels et de toutes les formes de proxénétisme. Enfin, le troisième axe prévoit la création d’unités de police spécialisées, la formation des professionnels et des poursuites judiciaires strictes. Cette proposition des partis d’opposition a été entendue au sein de la majorité parlementaire des sociaux-démocrates (SD). Leni Breymaier, députée du groupe SD, a ainsi estimé que ce document était un « pas dans la bonne direction ».
Une semaine plus tard, le 15 novembre, le chancelier Olaf Scholz s’est à son tour exprimé sur la criminalisation de l’achat d’actes sexuels. Interrogé sur sa position lors d’une séance de questions-réponses au Parlement allemand, il a déclaré qu’il fallait repousser la demande et ne pas accepter l’achat d’actes sexuels comme une « normalité ». Le chancelier a également ajouté : « Je pense qu’il est inacceptable que des hommes achètent des femmes. C’est quelque chose qui m’a toujours choqué moralement », et qu’il était favorable à une discussion sur les moyens de lutter contre ce phénomène. Suite à cette intervention, la ministre des Familles Lisa Paus a cependant précisé qu’il n’était pas prévu de modifier la législation actuelle.
L’Allemagne réglemente en effet la prostitution depuis la Prostitutionsgesetz, loi légalisant la vente d’actes sexuels. Entré en vigueur en 2002, le texte donne aux personnes prostituées l’accès à l’assurance maladie, aux pensions et aux allocations de chômage gérées par l’État, ainsi que le droit de poursuivre les clients qui refusent de payer. Pourtant, en pratique, la majorité des personnes en situation de prostitution ne bénéficient pas de ces droits. La députée d’opposition Dorothee Bär a expliqué que la quasi-totalité des personnes prostituées sont étrangères et sans-papiers. Selon le journal Welt, alors qu’il y aurait environ 400 000 personnes prostituées dans le pays (à titre de comparaison, il y en a entre 30 000 et 50 000 en France), seules 76 ont été enregistrées auprès des services de l’État en 2018. Face à cet échec, une deuxième loi a été adoptée en 2017, prévoyant cette fois que les personnes en situation de prostitution s’inscrivent auprès des autorités locales. Le texte est actuellement évalué par le gouvernement jusqu’en 2025.
Si l’adoption d’un document par le CDU/CSU représente une étape historique, puisque adoptée à l’unanimité au sein du groupe, de plus en plus de député·es de tous les partis réclament un changement de législation. Cette dynamique abolitionniste est également visible dans l’Union européenne. En septembre 2023, le Parlement européen a confirmé sa position abolitionniste en adoptant la résolution de Maria Noichl, députée allemande, recommandant la mise en place de ce modèle à travers l’Europe.
Daily Mail, « Germany considers ban on buying sex as the country is dubbed ‘the brothel of Europe' », 21 novembre 2023.
DW, « Germany: Prostitute laws proving impotent », 18 février 2019.
ITALIE
Après le 105ème féminicide de l’année, les italien·nes manifestent contre la culture patriarcale.
Le féminicide d’une étudiante italienne, le 105ème depuis le début de l’année, a causé une véritable onde de choc à travers tout le pays cette semaine. L’opinion publique dénonce la culture patriarcale, toujours aussi ancrée en Italie, y compris chez les jeunes générations.
Depuis la découverte du corps de Giulia Cecchettin ce week-end, ce féminicide est au cœur du débat politique. Giulia Cecchettin, 22 ans, était étudiante en ingénierie biomédicale et allait être diplômée cette semaine. Samedi 11 novembre, son ex-petit ami, Filippo Turetta, a signalé à la police sa disparition. Après une semaine de recherche, son corps a été retrouvé et le meurtrier présumé, qui a reconnu les faits, a été arrêté dimanche 19 novembre en Allemagne. Il sera extradé vers l’Italie, où il sera jugé pour homicide volontaire.
Cet énième féminicide (Giulia est la 105ème victime de féminicide cette année) a choqué l’Italie entière, alors qu’une loi sur les violences contre les femmes est débattue au Sénat et que la journée internationale contre ces violences sera célébrée ce samedi. La sœur de la victime a été une des premières à dénoncer ce féminicide comme un résultat de la culture patriarcale italienne, « une culture patriarcale de violence et de contrôle à l’égard des femmes, qui normalise le comportement toxique d’hommes comme Filippo Turetta ». Un argument soutenu par le journal La Repubblica, qui a publié des données alarmantes recueillies par l’Institut national de statistique italien : en Italie, « 20 % des hommes croient que la façon dont une femme s’habille ou la consommation d’alcool la rendent responsable de la violence sexuelle subie » et « 40 % qu’une femme peut toujours se soustraire à un rapport sexuel non voulu ». Elena Cecchettin, la soeur de Giulia, a aussi pointé du doigt la responsabilité du gouvernement dans ce féminicide qu’elle qualifie de « meurtre d’État ». Le parti politique de la Première ministre Giorgia Meloni s’était opposé à la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
De nombreux·ses italien·nes sont donc descendu·es dans les rues de plusieurs villes cette semaine pour dénoncer ces féminicides et demander « la fin du patriarcat », lors d’une « mobilisation sans précédent » selon les médias nationaux. Une minute de silence a également été observée mardi dans toutes les écoles du pays, à la demande du ministère de l’Éducation. Pourtant, à Padoue, les milliers d’étudiant·es rassemblé·es ont remplacé la minute de silence par une minute de bruit, pour faire entendre la voix des femmes victimes.
Le nom de Giulia Cecchettin était aussi au cœur des derniers débats au Sénat sur la nouvelle loi visant à protéger les victimes des hommes violents. Le texte avait été proposé après un autre féminicide qui avait lui aussi choqué l’opinion publique. Il prévoit des mesures de prévention, la réduction du temps pour les magistrat·es de mettre en place des mesures provisoires, et donne la priorité aux affaires judiciaires qui traitent de la violence conjugale. Cependant, selon l’avocate Elena Biaggioni, vice-présidente du réseau des femmes contre la violence D.i.Re, le problème ne réside pas dans le contenu des lois, sinon dans l’application de celles-ci. Selon Rossella Silvestre, de l’organisation ActionAid, le gouvernement doit se concentrer sur la prévention des violences contre les femmes : « Le gouvernement italien investit principalement dans la protection des femmes déjà victimes de violence, mais pas dans des projets visant à prévenir cette violence ».
Plusieurs initiatives politiques ont également vu le jour après le féminicide de Giulia Cecchettin. La secrétaire du Parti démocrate, Elly Schlein, au nom du parti d’opposition, a demandé l’adoption d’une loi qui mette en place une éducation au respect et à l’affectivité à l’école. Le ministre de l’Éducation, Giuseppe Valditara, a présenté un projet qui prévoit l’organisation de discussions dans les lycées sur le thème de la violence contre les femmes : « Il est temps de dire stop, de manière définitive, totale et radicale, à tous les résidus de la culture machiste et machiste qui est omniprésente dans la société ».
Les féministes, de leur côté, seront au rendez-vous samedi 25 novembre, comme partout dans le monde, pour manifester contre les violences faites aux femmes.
Courrier International, « Le meurtre de Giulia Cecchettin relance le débat sur les féminicides en Italie », 20 novembre 2023.
Radio France, « Italie : 105ᵉ féminicide de l’année, le patriarcat a du mal à être éradiqué », 21 novembre 2023.
New York Times, « Student’s Killing Pushes Italy to Confront Violence Against Women », 22 novembre 2023.
Neige Sinno, prix Goncourt des lycéens 2023.
Triste Tigre, troisième livre de Neige Sinno, une professeur de littérature à l’université de Mexique, a remporté son troisième prix de l’année le jeudi 23 novembre. Après le prix Femina, le prix littéraire « Le Monde », l’ouvrage relatant les viols que l’autrice a subi de ses sept à ses quatorze ans a remporté le prix Goncourt des lycéens.
« L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous »
Le prix Goncourt des lycéens est une aubaine pour un·e auteur·ice car il peut représenter plusieurs centaines de milliers d’exemplaires vendus, mais il a une saveur particulière pour Neige Sinno qui a grandi avec des livres qui l’ont particulièrement marquée. Lors du discours de réception du prix, elle se dit heureuse de savoir que son livre a marqué la jeune génération et qu’elle espère qu’il pourra avoir sur certaines personnes, l’impact que d’autres livres auront sur elles ; qu’il pourra démarrer des discussions. Elle souhaite ainsi, par la littérature, rendre visible l’invisible : Non pas sauver mais questionner.
Ce livre, actuellement en tête des ventes dans les librairies depuis dix semaines, juste derrière le lauréat du prix Goncourt, Baptiste Andréa, était au départ un défi pour l’écrivaine, qui voulait oser et permettre aux personnes d’oser. Elle décide donc d’écrire non pas sur l’inceste, comme beaucoup le pensent mais sur le mal, sur la violence et surtout sur les effets que cette violence a sur une personne, notamment lorsqu’elle a lieu à un très jeune âge. Comment une personne peut-elle se reconstruire après ?
« J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée »
Pour ces sujets et son style d’écriture « cru, réel, mais d’une beauté bouleversante », ce récit a été qualifié « d’audacieux » par le groupe de treize lycéens chargés de nommer le grand gagnant du prix Goncourt des lycéens 2023.
L’audace est un mot qui peut décrire bien plus que le récit ou le style d’écriture. Il semble une description parfaite de l’autrice qui a quitté le domicile familial dès qu’elle a pu, qui a réussi à porter plainte dès ses 21 ans, permettant de condamner son agresseur, son beau-père, puis a cherché dans l’écriture et la lecture une salvation qui n’est jamais arrivée. Finalement, pourquoi ne pas en faire un livre soi-même ? Un livre qui relaterait autant sa vie que ses déceptions, ses difficultés et l’horreur d’une après de tels actes, une réalité pleine d’espoir, un espoir en la littérature, un espoir jamais devenu réalité. Lorsqu’elle cherche à publier, une nouvelle déception : les maisons d’éditions la refuse les unes après les autres, considérant le sujet de l’inceste comme « passé », déjà vu et revu. En effet, ces dernières années sont sortis le livre La Familia Grande de Kouchner ou encore le documentaire d’Emmanuelle Béart, mais ces nombreux prix remportés par le récit de Sinno prouvent que l’inceste n’est pas un sujet passé, que la société a encore beaucoup à apprendre. L’impact que ce livre a eu sur les jeunes soulignent la nécessité de telles œuvres pour les nouvelles générations pour qui la parole se libèrera peut être plus facilement, car il faut l’avouer :
« Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. »
Le Point, « Neige Sinno, Prix Goncourt des lycéens : « Mon succès indique un refus de tourner la page sur l’inceste » », 23 novembre 2023.
France Info, « Goncourt des lycéens 2023 : Neige Sinno récompensée pour son livre « Triste tigre », une « réflexion sur la violence et le mal » », 23 novembre 2023.
La série Sambre, fiction inspirée d’une histoire vraie
Sambre, la nouvelle série phare de France TV détient le record de visionnages de la chaîne lors de la sortie des deux premiers épisodes de la série le 13 novembre, et pour cause : la série relate ce que l’on appelle communément « un fait divers ». En réalité, elle retrace de manière fictionnelle une série de crimes, viols et agressions sexuelles commises par un seul homme entre 1988 et 2018 aux alentours du fleuve de la Sambre. Les réalisateurs.rices de cette série ont souhaité s’éloigner du true crime pour créer un récit critique de la société.
La série, dont chaque épisode se penche sur un personnage et une année, démarre avec une victime, Christine, se réveillant, à moitié nue, au bord de la Sambre. Elle se souvient s’être faite agressée, n’a pas vu le visage de son assaillant mais décide malgré tout de porter plainte. Christine n’est pas une réelle victime de l’homme surnommé « Le violeur de la Sambre ». Elle est un personnage fictif qui a pour vocation de devenir un miroir des effets des viols que les vraies victimes ont pu partager. L’écrivaine Alice Géraud tenait à ce qu’aucune victime ne puisse se retrouver dans le personnage de Christine, joué par Alix Poisson, afin de ne pas les renvoyer au traumatisme qu’elles ont subi. On la suivra dans sa tentative de se relever après l’agression, on découvrira les symptômes du trouble post-traumatique, sa difficulté à conserver une vie sociale, une vie personnelle et surtout la difficile cohabitation avec son propre corps. C’est là l’objectif premier de la série : dépeindre le viol comme l’abomination qu’il est, comme la fin d’une vie.
L’agresseur, Enzo Salina dans la série, Dino Scana dans la vraie vie, est ce que l’on peut appeler un violeur en série dans la mesure où il a été reconnu coupable de 54 viols, tentatives de viols et agressions sexuelles entre 1988 et 2018. Comment pouvait-il encore être actif en 2018 ? Tout simplement parce que ce n’est que cette année-là que les autorités ont réussi à l’attraper. L’enquête a donc duré trente ans durant lesquelles, dans des petites villes de campagnes des Hauts de France, peu de policiers prêtaient attention aux violences sexuelles, requalifiaient les plaintes. Dino Scala n’a finalement été condamné qu’en 2022 à 20 ans de prison ; sentence considérée insuffisante par les avocat.e.s des victimes et les victimes elles-mêmes puisqu’elle ne prend pas en compte le caractère sériel des crimes : qu’il ait violé 5 personnes ou 50, la peine reste la même. Cette sentence est, qui plus est, inférieure au temps durant lequel il a agi, inférieure au temps durant lequel les victimes vont devoir vivre avec ce traumatisme. Scana soutient durant le procès, que les victimes n’avaient, pour lui, pas de visage. Elles étaient de simples objets de soumission. Ceci est soutenu par les experts psychiatres et psychologues qui soulignent chez lui une volonté de dominer : il apprécie voir la terreur chez ses victimes car il ne se sent pas reconnu à sa juste valeur dans sa vie conjugale, professionnelle, sportive. Ce sont également ces vies conjugale, professionnelle, sportive qui ont rendu l’enquête compliquée : comment un bon ouvrier, père de famille, entraîneur de foot peut-il être un monstre qui viol des femmes ? Un violeur doit être un inconnu, un fou, sans ami et sans famille. Pourtant le fait est que ce n’est jamais le cas et la série le montre bien : elle met en avant, à travers une amitié fictionnelle entre l’enfant de la victime et de l’agresseur, la forte proximité qui existe entre certaines victimes et leur agresseur.
Son mode opératoire, le choix des victimes, l’inefficacité de la police ou encore les effets des agressions sur les victimes ont été étudiés pendant quatre ans par Alice Géraud pour écrire le livre dont s’est inspiré la série. Ce qui lui tenait à cœur était non pas de représenter les crimes mais de mettre en lumière un crime dont la société semble éloignée à travers une histoire incongrue d’un homme qui commettait des crimes près de chez lui, suivant toujours le même mode opératoire mais que la police a mis trente ans à attraper. Pour ne pas interférer avec le message, l’autrice et le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade ont décidé d’en faire une fiction, en adaptant la vie privée de certains personnages tels que la mairesse qui a, pour la première fois, parlé publiquement de cette affaire ; la juge d’instruction qui, entre 1996 et 1998 a été la première à lier tous les crimes de viols reportés ou encore le policier qui a passé dix ans à travailler sur l’affaire. Ce dernier a finalement réussi à attraper le violeur en 2018 après dix ans de travail acharné, parfaitement représentés dans la série mais dont la vie personnelle et le tempérament ont été librement transformés. De la même manière, les victimes et les policiers sont représenté.e.s à travers des allégories jouées par Alix Poisson et Julien Frison, jeune policier qui incarne à lui seul, à la fois une société et une police aveugles. Certaines dates ont également été modifiées afin de rester conforme au rythme des épisodes.
« Cette série vise à rendre hommage aux victimes. Elle n’a pas de prétention d’exactitude factuelle »
Cette série n’a donc aucune volonté de « voyeurisme » ou de présentation d’un agresseur. Au contraire, au travers de l’histoire d’un crime (et non du criminel) réel fictionnalisé, les scénaristes ont pour objectif de critiquer une société patriarcale dans laquelle la parole des femmes n’est pas prise en compte, prête à laisser un violeur en série dans la nature pendant trente ans. Par la fiction, elle rend réels des tabous tels que la prise en considération de la parole de la femme, la violence des actes malgré le manque de blessures corporelles mais surtout la difficulté à retrouver une vie normale après un tel traumatisme.
Le Monde, « Dino Scala, le « violeur de la Sambre », condamné à vingt ans de réclusion criminelle », 1er juillet 2022.
Libération, « «Sambre» sur France 2 : à quel point la série inspirée d’une histoire vraie s’écarte-t-elle de la réalité ? », 21 novembre 2023.